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Monsieur Fernand JORDAN, qui êtes-vous ?
Je suis né en
1927. Je suis d’origine paysanne de montagne (Alpes, Valais Suisse).
Depuis ma plus tendre enfance, je skie. À 19 ans, j’étais vice-champion suisse par équipe et
j’ai côtoyé toute ma vie l’élite du ski. En 1972, je suis
expert jeunesse et sports ainsi que formateur de moniteurs à
Macollien. En 1966, j’obtiens mon brevet de professeur de ski alpin,
puis en 1978, celui de professeur de ski nordique.
Notre école de
ski des Giettes est donc polyvalente. Je pratiquais l’alpinisme, la
traversée des Alpes Bavaroises et Valaisannes avec ses sommets
majestueux n’ont pas beaucoup de secrets pour moi. J’ai arrêté la
compétition à 36 ans. Pendant 20 ans, j’ai été le
président du ski club DAVIAZ, nous avons eu des titres de champion
de Suisse; j’ai été responsable
de l’association du Valais Club de ski organisation jeunesse
nordique. J’ai formé ainsi plus de 300 compétiteurs.
Monsieur JORDAN,
avec votre épouse Madame Madeleine JORDAN et votre fils Bernard
JORDAN, vous dirigez le centre sportif « Les Giettes ». Maurice Daubard vient dans votre centre depuis 1976 travailler le Yoga avec ses
élèves et le Toumo depuis 1980. Comment avez-vous rencontré cet
homme ?
Je l’ai
rencontré avec Madame Madeleine SCHNEIDER, elle était organisatrice
et lui était formateur de futurs enseignants de la Suisse Allemande
(tous ont été reçus professeurs de la F.S.Y.). Ils pratiquaient un
Yoga très mystique. Cela ne correspondait pas à mes idées, mais
j’estime que chacun fait ce dont il a besoin pour son corps et son
mental et que chacun a le droit d’avoir ses convictions. Je trouve
que le Yoga va bien avec Les Giettes, avec la grandeur de la
montagne, la beauté de la nature, la majesté de la forêt et la
discrétion des animaux sauvages. Ce que j’apprécie le plus dans les
cours de Maurice, ce sont le sérieux et respect des différences.
Un soir, vers 22 heures, 2 swamis récitent leurs prières et moi, je
pense : « Quel courage il ont, de venir dans un autre pays et
affirmer leurs convictions religieuses et leur coutumes
sociales ! ». Dans ses cours, il y avait des médecins psychiatres,
des chirurgiens, des curés, des pasteurs, des grands pontes de
l’industrie, un astrologue de Marseille, un suédois qui avait lancé
le ski suédois dont j’avais lu les exploits et qui avait déjà 84
ans, des ouvriers, des balayeurs de rue, des handicapés physiques ou
mentaux. Tous ces gens étaient en communication étroite entre eux.
J’étais surpris du mélange de ces différences de société. Il
arrivait à les unir dans le Yoga, technique venue des Indes, donc du
bout du monde. J’observais tout, je ne pouvais m’exprimer avec
Maurice car j’étais trop étonné et ignorant du Yoga. J’étais fort
impressionné par ses cours.
Je peux dire que
j’ai vraiment rencontré Maurice DAUBARD le jour où il a
tenu à venir avec moi et des amis en randonnée. J’étais très surpris
de le voir arriver pieds nus Pendant tout le parcours, j'ai été
très inquiet pour lui. J’avais peur qu’il ne se coupe les pieds ou
qu’il se fasse piquer par une vipère noire des montagnes dans les
hautes herbes. 2500 mètres, grands éboulis de cailloux traversé à
deux reprises, petit glacier crevassé puis pâturage (commune de Mex),
en tout 8 heures de trajet pieds nus, les souliers sur l’épaule. Je
lui ai demandé plusieurs fois de les mettre, il répondait qu’il
avait l’habitude. Cela me faisait penser au Tibet où ces hommes
vivent de rien. Je voyais Maurice sorti des hautes montagnes
himalayennes. J’ignorais tout à l’époque du Toumo et de sa
discipline. Rien de fâcheux n’est arrivé heureusement ! Ce qu’il y a
d’amusant, c’est qu’à la fin de cette journée, Maurice DAUBARD a
découvert le vin blanc ! Il ne buvait jamais de vin ou autre alcool,
mais je lui ai dit que c’était un affront de refuser de trinquer !
Depuis, il affectionne le vin blanc suisse appelé «FENDANT ».
Voilà comment nous avons commencé à nous connaître.
Puis, un jour,
je lui ai proposé que nous fassions ensemble des stages en hiver :
lui, Yoga, moi ski de fond, ma femme, l’hôtellerie. Cela fut une
première dans le fait d’associer ski et Yoga, ce fut très concluant.
Nous avons travaillé ensemble chaque hiver pendant 30 ans.
Quand Maurice
est arrivé chez nous en 1976, il ignorait tout du ski et de la haute
montagne. Il a appris et s’est intégré très vite, cela m’a beaucoup
surpris. Les premières leçons de skis furent très difficiles : bris
de fixation, bris de ski, bris de bâton. Il suffisait que je tourne
les yeux, une « lubie » le prenait, et il partait tout schuss, tout
droit face à lui avec 50 % de pente. Un arrêt aurait été impossible
par virage. Il se terminait donc toujours par une culbute. Habillé
en blanc, il se confondait au blanc de la neige, puis il fallait
rentrer au chalet pour changer les skis.
Pendant son
apprentissage du ski, il entraînait et formait beaucoup de gens (même passé 70 ans) qui
n’auraient jamais connu la montagne ou le ski.
Par son éducation morale, il développe le physique
des gens, car
souvent les stagiaires présentaient des problèmes psychiques, mentaux et
nerveux. Après deux ou trois jours, les gens repartaient
complètement décontractés et heureux de vivre. Je suis certain et
j’affirme qu’avec sa méthode spirituelle et morale, il a sauvé plus
d’un être humain qui était voué au suicide.
Pendant cette
phase limitée aux promenades en été et ski nordique en hiver,
j’étais impressionné par le nombre de participants à son cours (ils
venaient même d’Amérique, du Brésil etc…).
Maurice aimant
la montagne et cotoyant les rigueurs de l’hiver (-25°) depuis 1956,
il a commencé à lancer le Toumo en 1980 chez nous. Je ne comprenais
pas que les citadins s’intéressent et arrivent à suivre ces séances
au froid. Nous, gens de la montagne habitués à ces froids, nous ne
savons pas tenir nu dans la neige.
Ces cours sont toujours trés intensifs. Maurice DAUBARD est
très exigeant avec lui-même et avec les autres. Il s’adapte à
toutes les situations, c’est un être très social, très sûr de lui et
c’est cette force qui donne confiance dès le premier contact. C’est
un homme de coordination et d’apaisement.
Quelques
anecdotes : un jour, je montais des Cerniers (-15°), brouillard très
épais, plus l’humidité qui gelait les extrémités rapidement, soudain
devant moi, un homme quasiment nu et pieds nus descend dans la trace
du téléski. Je croyais rêver, lui m’a croisé avec le sourire (pas
une seule gelure, pas un seul ennui). Alors je fus bouleversé dans
ma mentalité de montagnard et réfléchis très profondément sur la
relation entre le mental et le froid. Ce fut un enseignement pour
moi.
Un jour, il m’a
dit : je vais monter au sommet du mont de Valrette (2050 mètres),
c’était l’hiver avec mon groupe, nous passerons une nuit dehors en
altitude. Je n’osais pas refuser, mais je ne pouvais pas prendre le
risque avec plus de 40 personnes à –20°. Alors, je lui suggérais de
faire d’abord l’essai lui-même, je lui proposais de partir avec deux
moniteurs, il m’a répondu qu’il partirait après 8 heures le soir et
reviendrait le lendemain matin !
Donc deux
moniteurs préparent une tente canadienne, des lampes frontales. A 21
heures, départ. Arrivés vers 24 heures vers la croix surplombant le
sommet, installation du bivouac. Vers 1 heure, violente tempête,
vent de plus de 100 km/h. L’abri est précaire, il fallut se
cramponner. Il y a un risque d’être emporté. Le froid était intense
et il y avait un bruit terrible. Les deux moniteurs ne fermèrent pas
l’œil de la nuit. Maurice a bien dormi et bien ronflé ! ! le matin,
il fallut faire un trou pour sortir de la tente qui était enfoncée
dans la neige. Le froid était toujours aussi glacial. Les trois
compères redescendirent de Valrette et Maurice alla faire ses cours
comme si de rien n’était. Mais il renonça à son idée.
J'ai beaucoup
d'admiration pour sa sagesse. Ici, il est appelé "le gourou de la
montagne", il est légendaire au bas Valais, il est aussi connu sous
le prénom seul de Maurice. Si au début, il n'était pas pris au
sérieux par les autochtones, maintenant, il impressionne beaucoup. Il
est respecté.
Pour moi, c'est
un homme extraordinaire d'avoir si vite assimilé la montagne, la vie
sauvage et les rigueurs du froid de nos contrées.
Si dans tous les
pays alpins où le tourisme se développe à grande vitesse, ou bien
dans les pays riverains de mers froides, on avait été conscient et
que l'on ait étudié médicalement les réactions de l'espèce humaine
par rapport aux rigueurs du froid, je suis certain que des centaines
de vies humaines auraient été sauvées. Maurice a une vie saine,
nourriture saine, il est non fumeur, il ne boit pas d'alcool sauf
dans la fraternité après l'effort. Il a le respect de la nourriture
(j'ai beaucoup appris moi-même à son contact sur la santé et
l'alimentation). Dans les discussions, il me parlait de sa jeunesse,
tuberculeux, coiffeur, le voir maintenant tel qu'il est m'épate,
c'est un homme robuste et sain malgré son âge. Beaucoup de jeunes
hommes peuvent l'envier au point de vue moral, sentimental et
physique. Maurice pourrait donner des cours sur la vie saine et
équilibrée aux parents, au corps médical, aux éducateurs de sport
etc… Notre société est, hélas, réfractaire aux gens simples qui
amènent des solutions justes, expérimentées longuement. Cet homme
sera compris après sa mort, car c'est un homme idéaliste plutôt
qu'un homme d'affaires.
C'est un grand
bonhomme qui ne soigne pas les maladies, mais fait de la prévention.
C'est un Ami. Maintenant, il fait parti de ma famille, de ma région
et mon vœu est que ses mérites, que sa participation active pour une
société meilleure de corps et d'esprit soient honorée. J'espère le
voir le plus longtemps possible.
J'aime
l'écriture et la poésie, il y a quelques années, j'avais composé ce
poème pour lui :
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Daniel GUERBOIS,
le 30 Novembre 1995
Recordman de course à pied (record de l´heure des non-voyants) Président de l´association Handisport Allier / Conseiller à la municipalité de Moulins
Qu’est-ce
que Handisport Allier" ?
Handisport veut dire sport pour les personnes
handicapés physiques, les aveugles, les paraplégiques, les
tétraplégiques etc…
Avez-vous une salle pour pratiquer les
sports en hiver, une salle de musculation ?
Non, nous n’avons aucun équipement. Nous pratiquons le
basket et le torball au palais des sports ou au terrain des sports.
L’athlétisme se pratique dehors en toute saison. Le
torball est le football traduit pour les aveugles. C’est un jeu avec
un ballon sonore sur un terrain de 16 mètres sur 7 ; dans le milieu,
il y a 3 cordes et 3 tapis de chaque côté ; il faut marquer des buts.
Le ballon doit passer sous les cordes, autrement, s’il touche, il y a
coup franc ; au bout de 3, il y a penalty. C’est plutôt un jeu
d’orientation et d’adresse que de force physique.
Maurice DAUBARD s’est mis dans la glace pour nous faire
avoir des fonds. Nous manquons surtout de fauteuils de sport ; les
gars sont prêts, mais nous n’avons pas les fauteuils pour participer
aux compétitions. Et puis, nous rêvons d’avoir un tandem
supplémentaire, car je fais du tandem et d’autres aveugles veulent
aussi en faire. Nous pourrions vivre tant de choses ensemble, mais un
tandem coûte très cher. Les gars n’en ont pas les moyens. Pratiquer le
tandem pour un aveugle procure des sensations enivrantes. Par
n’importe quel temps, nous pratiquons l’athlétisme dehors.
Donc, notre problème n’est pas vraiment un manque de
salle. C’est un manque d’équipement. Nous recevons très peu d’aides,
alors dès que nous voulons faire quelque chose, nous avons besoin de
matériel spécialisé très coûteux.
Et plus les personnes handicapées physiques prendront
conscience qu’elles peuvent faire énormément de choses malgré leur
handicap, plus il faudra que nous soyons équipés et que nous
disposions de finances pour organiser ces activités. Ampleur en
hommes, ampleur en matériel et en moyens financiers.
Quand et comment avez-vous rencontré
Maurice DAUBARD ? Qui est-il pour vous ?
Je l’ai rencontré le lundi 16 octobre 1967 à 10h00 ;
j’étais aux Charmettes à Yzeure, près de Moulins (03), institut pour
jeunes aveugles (maintenant c’est un institut médical et
professionnel). Maurice DAUBARD avait vu à la télévision « Les
coulisses de l’exploit » des aveugles qui faisaient du sport. C’était
le genre de chose qui le passionnait.
Alors il s’est dit : « puisqu’il y a une école pour les
aveugles à Moulins, je vais aller apprendre à nager aux élèves ».
Maurice DAUBARD est maître sauveteur nageur et secouriste. Quand il a
vu le directeur et qu’il lui a expliqué ce qu’il voulait nous
apprendre, le directeur lui a répondu que s’il réussissait à avoir un
élève sachant nager à la fin de l’année, ce serait déjà pas mal «Vous
aurez alors une sacrée victoire ! » avait-il dit.
Tous les lundis (son jour de repos étant coiffeur) de
10h à 11h, nous avions natation. Il nous parlait du sport, de la vie,
de tout. A l’institut, nous étions 35 en tout, mais les gars devaient
avoir plus de 16 ans pour venir au groupe de Maurice DAUBARD, donc
nous n’étions que 16 présents.
Au premier contact, Maurice DAUBARD nous a dit « Vous
saurez tous nager ». Je me suis dit : « Enfin quelqu’un qui a compris
et qui va nous aider ». On sentait tout de suite, au son de sa voix,
qu’il se passait quelque chose, alors que le directeur nous prenait
pour des bons à rien ou du moins nous faisait ressentir cela, cet
homme-là croyait en nous.
« Je veux vous amener à la piscine ; vous nagerez, vous
plongerez, vous traverserez le bassin comme tout le monde ». Nous
étions éberlués. Nous ne faisions pas de sport à l’institut car,
soi-disant, il ne fallait pas que les handicapés fassent du sport. De
toute façon, ce n’était pas facile pour nous. A notre cécité ou quasi
cécité, s’ajoutaient parfois des handicaps physiques ou des troubles
mentaux. Vous voyez, ce n’était ni simple, ni facile, ni pour lui, ni
pour nous.
En outre, à l’époque, les éducateurs n’avaient
peut-être pas les moyens pédagogiques pour nous enseigner le sport. Ce
n’était pas non plus dans l’état d’esprit. Pire encore, cela ne devait
pas se faire.
Nous avions été conquis par son langage direct et
volontaire, et nous avons adoré le sport. Il a dit : « Commençons tout
de suite. Nous allons faire des mouvements sur un banc ». Ce qui fut
fait trois lundis de suite. Au quatrième lundi, il a emmené les 16
jeunes à la piscine de Vichy dans trois voitures, celle d’une employée
à lui, celle de l’Abbé PETIT (ce prête qui chante) et la sienne, nous
étions serrés comme des sardines. C’est lui qui payait les entrées à
la piscine, le directeur ne s’est jamais soucié de cela. Monsieur
DAUBARD était bénévole, et il devait prendre en charge tout le côté
matériel de son enseignement. Il offrait ses idées, son temps et
devait, en plus, trouver les moyens.
Les gendarmes nous ont arrêtés plusieurs fois, car nous
étions en surcharge. Un jour, Maurice DAUBARD s’est énervé face à eux
qui voulaient l’empêcher de faire son œuvre. Il a enfoncé, d’un coup,
le képi de l’un d’entre eux en lui criant : « Moi je prends des
risques et vous, qu’est-ce que vous faites ? Alors laissez-moi
passer ! » Cela a marché, nous sommes passés.
Le directeur de l’institut n’a rien interdit à Monsieur
DAUBARD pour des raisons de sécurité ou autres et ça, c’est vraiment
bien.
Nous étions fortement impressionnés d’aller dans l’eau
d’une piscine pour la première fois de notre vie. Pendant le trajet,
nous devions être blancs, verts, jaunes… Nous avions vraiment très
peur, mais moi je me disais « Il nous a dit que nous pouvions le
faire, donc nous n’avons pas le droit d’échouer ». Il ne m’était
jamais arrivé auparavant d’aller dans une rivière, un lac, la mer ou
une piscine. Je n’avais aucune expérience.
Quand nous sommes allés à la piscine, nous étions
séparés en deux groupes, les mal-voyants et les non-voyants, dont je
fais partie. Le premier groupe guidait le second. Il nous a demandé de
faire à la lettre tout ce qu’il dirait, il insistait « Faites comme
je dis, ne vous occupez de rien d’autre, c’est ma voix qui commande,
c’est elle qu’il faut écouter ». Vous parlez si nous l’écoutions ! !
Au bord du bassin, nous devions être chouettes à voir !
Il nous a fait descendre dans l’eau. Il nous a fait faire ce qu’il
appelait la tortue, le tronc d’arbre, c’est à dire qu’il nous a appris
à flotter, il a su tout de suite nous expliquer quoi faire avec un
langage clair, imagé et adapté aux non-voyants. Mais surtout tout de
suite, il a su nous faire le portrait de la piscine, il nous a tout
décrit. C’était une piscine couverte. Il a donné les dimensions du
bassin, la distance à laquelle nous étions. Il nous a expliqué les
plots. C’était cela le plus important pour nous car nous avions alors
l’image en nous. Puis, nous avons commencé à faire les mouvements.
Certains ont peiné, mais d’autres non. Au bout d’une demi-heure, il y
avait 4 ou 5 non-voyants qui traversaient la piscine carrément.
Quand nous sommes rentrés, Maurice DAUBARD l’a dit au
directeur qui n’a peut-être pas bien compris le fait, mais pour nous,
il y avait victoire, il avait gagné. De toute façon, nous étions prêts
à tout, car cet homme croyait en nous et c’était le premier ! Il nous
aurait dit : il faut rester une heure au fond de l’eau, nous y serions
restés ! Nous le suivions à fond. La tonalité de sa voix nous portait.
Il était sûr de lui, nous sentions qu’il n’y avait pas de problème
alors nous foncions. Nous y avions intérêt, car nous avions peur qu’il
nous laisse tomber ; pour une fois que quelqu’un nous faisait
confiance, nous ne voulions pas le décevoir. Nous nous disions : soit
il est fou, soit il est formidable et nous le trouvions formidable.
Il disait : « Nous ferons autre chose : du plongeon, de
la course à pied, par exemple… ». Alors nous rêvions. Notre vie
devenait passionnante. Et puis, ce qui s’est passé d’important aussi,
c’est que ceux qui ont su nager dès le premier jour ont entraîné et
encouragé ceux qui avaient des difficultés. Nous nous sommes tous
épaulés. Plus tard, une fois rentrés, les seize se sont concertés.
Nous avons été chez le directeur et nous avons dit que « nous voulions
les autres ». Les 35 pensionnaires devaient venir à la piscine même
les plus jeunes, c’est à dire les 15-16 ans qui avaient été empêché
par la direction. Ce fut accordé.
Pendant le cours, Maurice DAUBARD avait l’œil partout.
Nous avons toujours été en sécurité. Dans toute circonstance, il ne
déstabilisait jamais ; quand il s’occupait de l’un, il observait aussi
les autres etc… Il mettait une telle force, une telle conviction que
nous ne pouvions échouer.
Un an après en 1968, un non-voyant qui s’appelait
GUIBOT ne savait toujours pas nager ; il ne savait même pas flotter.
En juin, Maurice DAUBARD nous a fait passer des diplômes de 100 ou 50
mètres à la piscine de Moulins. Ce gars était au bord de la piscine,
il attendait et d’un coup, il a appelé « Mr DAUBARD ! ! » Il criait
fort et plusieurs fois. L’abbé PETIT lui a demandé ce qu’il voulait,
il répondit « Je veux le voir tout de suite ». Il était très énervé.
L’abbé PETIT alla chercher Mr DAUBARD. Il s’adressa alors à Maurice
« Mr DAUBARD, je veux nager ». « Oui, bon d’accord, tu vas y aller ».
Il savait que ce garçon ne nageait pas du tout, mais il lui a fait
confiance. « Ecoute, tu vas te mettre sur le plot et à trois, tu
sautes dans l’eau et tu traverses ». L’autre l’a fait et il a traversé
la piscine ! ! L’abbé PETIT répétait « C’est un miracle ! ! ». Mr
DAUBARD lui hurlait comme un fou pour stimuler la volonté du gars. Il
criait « Avance, montre-nous ce que tu as dans les tripes, que t’es
pas un dégonflé ».
La méthode DAUBARD est, dirons-nous, du style viril !
C’est le style commando. Il ne nous maternait pas, loin de là. Il ne
nous protégeait absolument pas. Il estimait que nous étions comme tout
le monde et que c’est la volonté qui compte. Et le gars a réussi. Cela
n’a pas été facile ! Ce n’était pas miraculeux, c’était le résultat
mérité d’un combat. Ce gars y avait mis tout ce qu’il avait dans le
ventre.
C’était un vrai travail de commando qui nous était
demandé, mais pour nous, c’était une sécurité. Nous avons tous su
nager ; nous avons ensuite tous appris à plonger. Après, il nous a dit
« je vais vous apprendre à courir ». Il y avait un éducateur
spécialisé pour les handicapés visuels, qui avait proposé de courir en
nous mettant des grelots aux bras pour que nous nous entendions.
Maurice DAUBARD a répondu qu’il n’emmenait pas un troupeau de moutons.
Il a dit « Non il faut qu’ils courent comme tout le monde ». Alors
nous nous sommes mis les uns derrière les autres à un mètre de
distance. Chacun suivait les gestes de celui qui était devant. Nous ne
devions pas nous occuper de celui qui était derrière. Cela a marché du
premier coup. Aucun n’est tombé. Nous avons couru dans les jardins des
Charmettes en passant au travers de passages étroits, dans des virages
raides etc… Nous courrions ! Il nous stimulait de la voix, sa
détermination faisait que nous ne pouvions pas tomber. Maurice DAUBARD
avait peur de mal faire et nous, nous voulions faire bien. Quand
DAUBARD est arrivé, nous ne savions pas qu’il était coiffeur, nous
croyions qu’il était éducateur hyper-spécialisé ! Nous pensions que
c’était un nouveau style d’éducateur, les éducateurs spécialisés de
notre institut ont bien sûr été un peu jaloux et c’est normal, car
eux, s’occupaient de nous toute l’année et DAUBARD ne passait que
quelques heures le lundi, mais nous parlions tout le temps de lui.
Nous attendions tous les lundis comme un cadeau extraordinaire.
Nous allions au stade, nous faisions des courses, des
relais, du saut en hauteur, en longueur. Il nous avait même emmené
dans un grand trou au bout du stade. Au fond, il y avait des cailloux
et il nous apprenait à tomber dedans. Il nous disait « Imaginez que
dans un train, en allant aux toilettes, vous vous tromper de porte ! »
Il avait une grande imagination et c’est par ce côté là de sa
personnalité que l’on voyait qu’il s’était mis tout à fait à notre
place et qu’il voulait nous donner tous les outils nécessaires à notre
autonomie.
Il disait « si vous tombez lourdauds, vous êtes foutus.
Il faut apprendre à tomber de façon automatique, avoir le réflexe
adapté à la chute ». Notre réponse fut « Oui mais comment ? » Alors il
nous a fait descendre dans ce trou, il nous a fait toucher, explorer.
Puis, nous sommes remontés au bord. Il nous a fait mettre en boule en
disant « Je ne veux rien savoir d’autre, à trois, il faut y aller.
Vous roulez en boule jusqu’en bas, le plus rond et décontracté
possible ». Nous l’avons fait et nous ne nous sommes jamais fait mal.
Nous savions tomber et en cas de coup dur, de chute brutale par la
suite, cela nous a sauvé maintes fois.. Cela nous donnait de
l’assurance aussi, car quand nous marchons dans la rue, il peut y
avoir n’importe quoi en manque (tranchée de travaux) ou en trop
(objet) qui nous fasse chuter.
Alors, vous voyez toutes ces choses ont éduqué notre
personnalité en même temps que notre corps. Nous avons pris confiance
en nous. Nous avons découvert une certaine fierté aussi et surtout
nous avons constaté que l’imagination et le courage pouvaient nous
permettre de vivre aussi bien que les voyants, être aussi heureux. Il
nous apprenait sur tous les plans, à se tenir en société, car comme
nous ne voyons pas, nous ne savons pas comme nous sommes différents
dans notre comportement. De plus, le fait de vivre entre nous, gens
handicapés, fait que nous sommes habitués à nos manies. Alors, quand
nous sortions, nous étions remarqués et repoussés, parfois craints. Il
nous apprenait à manger. Quand il venait au réfectoire, il disait
« Vous mangez salement, il faut faire comme ça ! » et il nous
corrigeait. Il imaginait des solutions.
Les éducateurs se sentaient de plus en plus mal, car
cela c’était leur rôle. Les Charmettes étaient spécialisées dans
l’éducation des aveugles. Il nous apprenait à nous habiller seul, à
nous laver, à nous coiffer etc… C’est lui qui nous a tout appris, pas
eux.
Nous avons même jouer au football. Il mettait toute
l’équipe des aveugles des Charmettes d’un côté, et il faisait venir
des gars de l’Etoile Moulinoise de l’autre côté (vraie équipe de
football voyants). C’était folklorique ! Il était l’arbitre et je
reconnais qu’il était un peu partial dans ce cas là. Il nous emmenait
courir à travers champs et bois. Nous, nous percevons des ondes que
les voyants ne sentent pas. Il nous apprenait à nous repérer, la nuit,
le jour… Les dimanches, nous faisions des promenades en forêts, il
nous perdait volontairement. Il nous avait appris l’orientation au
soleil, la mousse des arbres etc…
Au début, il ne venait qu’une heure le lundi puis il
venait le soir après son travail pour discuter au dortoir, il venait
manger au réfectoire parfois. Alors il y eu petit à petit de plus en
plus de jalousie avec la Direction et les éducateurs.
Au bout d’un an et demi, il l’ont viré et c’est là que
ça a failli mal se terminer. Les gars n’ont pas compris. Il n’ont pas
admis que l’on fasse partir cet homme qu’ils aimaient et qui les
aidaient autant ! Pour nous c’était le bon Dieu, c’était la bouée de
sauvetage, il nous disait « il faut travailler à l’école, il faut
travailler à l’atelier, faites votre boulot, ne vous occupez pas des
discours des adultes et soyez simpas avec les éducateurs ! ».
Il nous avait tout expliqué. Certains disaient que
l’école pour eux ne servait à rien. Il répondait « Non, il ne faut pas
penser comme cela ! ». Nous l’écoutions et travaillions bien.
D’ailleurs, nous avions tendance à obéir plutôt à Mr DAUBARD qu’aux
éducateurs. Il n’avait pas « la même optique ». Puis, il a été chassé.
Alors un soir un gars au dortoir m’a dit « ce soir, on se sauve
tous ». Il avait une boîte d’allumettes. Je lui ai dit « Mais tu ne
vas pas faire cela ». Il a répondu « Si comme cela je vengerai DAUBARD,
parce que ce sont des salauds ».
Je lui ai pris sa boîte d’allumettes. Il l’aurait fait.
Nous avons protesté face à la Direction. Alors, Mr DAUBARD est revenu
quelques fois, puis ça a été terminé. Les trois quarts des élèves sont
aussi partis.
Moi, j’ai eu de la chance, en juin 1969 (nous avions
des vacances scolaires comme les voyants) Maurice DAUBARD m’avait
appelé et m’avait dit « En aout viens avec moi chez l’abbé
SIMON pour plonger du rocher de la Galère, tu vas demander à ta
famille ». J’y suis allé, j’ai fait des plongeons avec l’abbé SIMON.
C’était fantastique ! avec Mr DAUBARD et l’abbé nous avons fait des
« trucs » extraordinaires.
Un jour, il m’a proposé de travailler dans son salon de
coiffure, pour être le shampouineur. Je suis venu et j’ai vécu des
années avec lui dans sa famille. Les gens ne voulaient pas d’un
aveugle dans le salon. Je logeais dans une cabine car ni Mr DAUBARD,
ni moi n’avions les moyens de louer un logement.
Mes parents, ma mère surtout, étaient un peu inquiets.
Mais moi, je leur répondais « c’est ma vie, je ne peux pas louper
ça ». Ma mère était venue aux Charmettes et ici pour le voir. Lui me
faisait confiance alors nous lui avons fait confiance, ma famille et
moi.
La préfecture des Yvelines, parce que j’étais de Mantes
La Jolie, à côté de Versaille, ne comprenait pas. La Préfecture disait
que faire des shampooings n’était pas reconnu. Il a fallu expliquer
tout ce que je faisais dans cet atelier et cela a marché. J’ai arrêté
la coiffure en même temps que Mr DAUBARD a arrêté son salon en 1977.
Il l’a changé en salle de Yoga. Moi, je voulais rester avec lui,
c’était ce qui comptait le plus, nous avons eu des moments
extraordinaires ! Nous avons rigolé de bons coups ! Je suis sûr que si
je lui avais demandé d’aller ailleurs, il aurait tout fait pour que
l’on organise ça, mais moi, je voulais rester avec lui.
A présent, je n’ai pas de profession spécifique, je
m’occupe de Handisport et je suis conseiller à la municipalité de
Moulins pour les personnes handicapées. Je les aide à trouver un
logement, du travail en fonction de leurs possibilités. Je fais des
démarches pour leur faire obtenir des allocations etc… c’est
passionnant.
Il m’avait dit voilà des années « Tu verras, tu feras
des tas de choses passionnantes ». Il avait encore une fois raison. Il
faut le suivre, il faut l’écouter, c’est fantastique. J’ai eu la
chance de le rencontrer. Au début, je ne voulais pas aller manger dans
un restaurant. J’avais peur d’être maladroit. Il m’a tout expliqué et
nous y sommes allés.
Autrefois, la mentalité n’était pas d’éduquer les
aveugles pour qu’ils vivent à 100 %. On leur disait de « s’asseoir sur
une chaise et de ne plus bouger ». On leur donnait une chaise à
rempailler, puis une pièce de trois francs, et on leur disait « voilà, tu as bien gagné, tu es dans un atelier protégé, ne bouge plus, tu es nourri, logé, de quoi te plains-tu ? ». Le métier que l’on nous apprenait était le rempaillage de chaises, la vannerie. C’était bien pour certains, c’est un fait, mais ce n’était pas un vrai métier. Nous étions assis du matin au soir. D’une certaine façon, à 20 ans, nous attendions la mort, ce n’était pas la vie !»
Au salon de Mr DAUBARD, tous les jours, il se passait
quelque chose et j’étais au milieu des gens. J’écoutais tout et je
pouvais m’exprimer normalement. Au début les gens ne savaient pas
comment faire pour communiquer avec moi et moi non plus. Encore une
fois, c’est lui qui a tout arrangé. Il a fait le trait d’union entre
le monde de l’aveugle et le monde du valide. Il leur disait « Vous
savez, il n’y voit rien, mais il est comme vous ». Petit à petit les
liens se sont tissés entre les clients et moi.
J’ai eu la chance de rencontrer Maurice DAUBARD. Il m’a
fait rencontrer l’abbé SIMION qui fut le second homme capital de mon
évolution. Il m’a fait rencontrer Monsieur MIMOUN. Il m’a appris à
faire du sport, des marathons. Au début, je ne voulais pas courir avec
les autres, je ne courrais qu’avec lui. Il m’a dit « Il faut que tu
cours avec les autres, c’est toi qui doit leur dire que faire ! ».
J’ai répété tout ce qu’il m’avait dit et cela a marché. J’ai couru des
marathons comme tout le monde.
J’ai une confiance absolue en Maurice DAUBARD, je sais
que si je l’appelle, il se mettra en quatre pour m’aider. D’ailleurs,
vous avez vu c’est pour cela qu’il a fait le cube de glace le 14
janvier 1995.
Par contre, il ne faut pas vouloir le décourager. Quand
il a pris Alain chez lui, tout le monde l’a critiqué violemment. Mais
DAUBARD ne veut rien entendre dans ces cas-là. Il suit son idée.
DAUBARD l’avait surnommé pied d’alu et moi, œil de Lynx. Nous avons
vécu des aventures extraordinaires ensemble. Le dimanche, nous
partions courir tous les trois, Alain venait dans son fauteuil
roulant, et je vous assure que nous rigolions bien ! Maurice, Alain et
moi en short chacun dans son style, courrions dans les rues de la
ville, et Alain saluait tout le monde de son langage particulier,
c’était vraiment cocasse.
C’était très difficile de le suivre. C’était vraiment
dur, mais si vous le suiviez vraiment à fond et bien vous étiez sûr de
réussir, handicap ou pas, Maurice DAUBARD pense que l’on peut se
réaliser et être autonome, actif à 100 %. Sa technique et son contact
sont rudes, c’est certain, mais cela vous forge le tempérament.
Si nous suivons bien tout ce qu’il dit, la réussite et
le bonheur sont au rendez-vous. L’euphorie de la victoire est
fabuleuse. Quand nous avions réussi des plongeons par exemple, nous
étions heureux, libérés. La vie nous paraissait merveilleuse. Quand
nous avions couru des kilomètres, sans tomber, c’était une victoire,
ça vaut le coup !
Je me suis marié en 1974. J’ai eu un fils de ce mariage
et sa mère nous a quitté, quand il avait 6 mois. C’est moi qui l’ai
gardé et élevé. C’est DAUBARD qui m’a donné tous les conseils. Il m’a
dit, tu vas aller voir tel avocat, il faut faire ceci et cela. Tu vas
pouvoir t’en occuper. Il m’a soutenu moralement. Il savait quand il
fallait être dur, intransigeant, il savait quand il devait être
chaleureux. Il n'a fait aucune erreur par rapport à moi et cela va
faire 30 ans que nous nous connaissons. Il a toujours su longtemps à
l’avance ce qui allait se passer, ce que je pouvais faire etc…
Il faut être franc et reconnaissant avec ceux qui le
méritent. Une personne qui vous aide, qui vous prend dans sa famille,
qui vous donne de l’argent, un métier, qui vous apprend tout ce qu’il
sait pour vous rendre heureux et autonome, cette personne là mérite le
respect et la reconnaissance.
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